SUPPLÉMENT TURQUIE
C’est un véritable rêve éveillé : avec un top 10 composé à 100 % de films nationaux, le box-office turc 2008 affirme un peu plus l’extraordinaire vitalité d’une production domestique désormais bien installée dans le panthéon mondial…
par Vincent Malausa
C'est un véritable rêve éveillé : avec un top 10 composé à 100 % de films nationaux, le box-office turc 2008 affirme un peu plus l’extraordinaire vitalité d’une production domestique désormais bien installée dans le panthéon mondial (en hausse de 27,59 points par rapport à 2007 avec 60 % de parts de marché). La crise elle-même, qui est sur toutes les lèvres et affecte de nombreux secteurs de l’industrie, semble sans effet sur le phénomène : en mars 2009, la part de marché des films turcs atteignait le score irréel de 71 %. Un tel miracle ne doit évidemment pas faire oublier le fossé qui sépare les grosses machines sortant sur 350 copies et déplaçant plus de 4 millions de spectateurs (les phénomènes A.R.O.G ou Recep Ivedik) d’une production plus fragile qui doit souvent composer avec les miettes de ce grand festin. Il en va ainsi de ce paradoxe : en Turquie, « la » star des festivals internationaux, Nuri Bilge Ceylan, devrait presque se féliciter d’avoir dépassé la barre des 130 000 spectateurs avec Les Trois Singes, Prix de la mise en scène à Cannes en 2008.
par Vincent Malausa
C'est un véritable rêve éveillé : avec un top 10 composé à 100 % de films nationaux, le box-office turc 2008 affirme un peu plus l’extraordinaire vitalité d’une production domestique désormais bien installée dans le panthéon mondial (en hausse de 27,59 points par rapport à 2007 avec 60 % de parts de marché). La crise elle-même, qui est sur toutes les lèvres et affecte de nombreux secteurs de l’industrie, semble sans effet sur le phénomène : en mars 2009, la part de marché des films turcs atteignait le score irréel de 71 %. Un tel miracle ne doit évidemment pas faire oublier le fossé qui sépare les grosses machines sortant sur 350 copies et déplaçant plus de 4 millions de spectateurs (les phénomènes A.R.O.G ou Recep Ivedik) d’une production plus fragile qui doit souvent composer avec les miettes de ce grand festin. Il en va ainsi de ce paradoxe : en Turquie, « la » star des festivals internationaux, Nuri Bilge Ceylan, devrait presque se féliciter d’avoir dépassé la barre des 130 000 spectateurs avec Les Trois Singes, Prix de la mise en scène à Cannes en 2008.
Impossible, donc, de réduire ce régime à deux vitesses à une banale opposition entre cinéma commercial triomphant et cinéma d’auteur balbutiant ou marginalisé. Depuis le milieu des années 1990 et le surgissement de cinéastes de dimension internationale (Ceylan, Zeki Demirkubuz, Derviş Zaim, Yeşim Ustaoğlu…), le cinéma d’auteur turc jouit en effet d’une réputation qui, de succès critiques en coups d’éclat dans les festivals les plus prestigieux (Cannes, Venise, Berlin, Toronto, Rotterdam), ne semble pas faiblir. La situation nationale se partage donc entre deux phénomènes symétriques : un cinéma commercial triomphant mais trop autocentré pour être exportable face à un cinéma d’auteur reconnu à l’étranger mais qui peine à trouver ses marques sur le marché domestique.
L’absence de modèles de production stables est une première explication. Si les films à gros potentiel commercial bénéficient d’une économie presque exclusivement privée (vedettes venues de la télé, sponsors, investisseurs), les films à visée plus artistique (équivalant en gros à notre label « Art et Essai ») se replient en grande partie sur la coproduction et sur les fonds indépendants (Hubert Bals, World Cinema Fund…). « Dans mon cas, la coproduction est vitale et indispensable, explique Reha Erdem, elle permet aux films de trouver les moyens de distribution internationaux qui les font vivre. » Dans ce cadre, le fonds de soutien Eurimages du Conseil de l’Europe, aide à la coproduction, à la distribution et aux salles (20 000 000 d’euros pour 57 films pour la partie coproduction en 2008), fut longtemps décisif pour le cinéma turc, dont 86 films ont été soutenus depuis 1990.
Mais depuis 2005, la création d’un « Bureau général du cinéma et des droits d’auteur » au sein du ministère de la Culture et du Tourisme a quelque peu changé la donne. Accompagnant le « boom » de la production nationale commencé au début des années 2000 (50 films distribués en 2008 alors qu’ils étaient moins de quinze en 2002), ce bureau est un premier pas : aide à la production (avec une moyenne de 150 000 euros par film pouvant monter jusqu’à 250 000 euros), quota pour les premiers films, soutien au développement et à la postproduction dessinent un semblant de modèle qui bénéficie à une trentaine de films par an. Pourtant la situation demeure fragile : « Malgré cet effort, le soutien de l’État n’a pas ouvert le chemin à une politique culturelle stable et multidimensionnelle. Les jeunes cinéastes indépendants doivent toujours s’en remettre à des initiatives individuelles », explique le cinéaste Derviş Zaim. Surtout, le statut de ce bureau lié au gouvernement demeure ambigu. « Ça rend tout très politique. Et comme les responsables sont des bureaucrates faisant plusieurs choses en même temps, le cinéma reste secondaire », note le jeune producteur Emre Yeksan.
Un jeune cinéma turc indépendant s’épanouit néanmoins, rompu aux tournages- guérilla et aux modes de financement aussi complexes qu’aléatoires. « Il y a trois solutions pour faire des films en Turquie, explique Ahmet Boyacıoğlu, secrétaire général de Festival on Wheels. Soit vous êtes un businessman, vous avez un million d’euros et vous réalisez une comédie stupide qui vous en rapporte cinq. Soit vous êtes un producteur ambitieux, prêt à mettre de votre poche, vous cherchez l’aide du ministère, du fonds Eurimages et vous tentez le coup. Soit vous n’avez rien, vous prenez une caméra digitale et vous vous lancez en espérant vous faire remarquer dans un festival. » Cette impression du « tout est possible » tient au fait que le cinéma turc repose sur une économie assez légère. « Avec 150 millions d’euros de recettes pour l’année 2008, nous n’atteignons pas la moitié du chiffre d’affaires des confiseries en France, rappelle le producteur Mehmet Çam. Le budget moyen d’un film tourne autour de 700 000 euros. « Nous avons d’excellents équipements techniques et les coûts sont moins élevés qu’en Europe, renchérit Reha Erdem. Notre système de production est très instable, mais paradoxalement, c’est peut être aussi notre richesse. »
« Le problème vient moins de l’argent que des manques au niveau de la production », explique Aslı Özge, jeune réalisatrice de Men on the Bridge, qui a triomphé au dernier Festival international d’Istanbul. Le flou et la flexibilité des méthodes de production a au moins le mérite de redoubler les énergies. Men on the Bridge s’est mué de documentaire en fiction en cours de route et a pu être produit grâce à un montage remarqué de dix minutes qui a enclenché une suite de réactions en chaîne ; Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti, auteurs du très beau court métrage multiprimé Ata, préparent un film produit entre pas moins de quatre pays : la Turquie, l’Allemagne, la France et… le Pakistan. Quant à Hüseyin Karabey, il a pu réaliser My Marlon and Brando, un des fleurons du jeune cinéma indépendant, en misant tout sur la période d’écriture avant de se jeter à l’eau : « Je n’avais réalisé que des documentaires, c’était le seul moyen pour attirer l’attention. J’ai obtenu plusieurs fonds pour le développement grâce à cette longue préparation. Une fois que j’ai obtenu la moitié du budget, je me suis lancé en espérant obtenir le reste en cours de tournage. »
Dans ce système très libéral, il est quasiment impossible de compter sur les télévisions, les préventes ne concernant que les films commerciaux. « La chaîne publique TRT et la chaîne privée Kanal D ont commencé à acheter des films plus “artistiques” récemment, nuance Emre Yeksan, mais les effets de la crise les ont stoppées dans leur élan. » La distribution, avec environ 1 500 écrans disponibles (fortement concentrés sur Istanbul), bouge elle aussi doucement. Chantier Film, une compagnie habituée à distribuer des films d’art et d’essai européens, a distribué son premier film turc avec My Marlon and Brando récemment. Et le public suit : lors du dernier festival d’Istanbul, tous les films d’art et d’essai ont fait salle comble. Leur image, longtemps résumée à « des films faits pour les étrangers » (Reha Erdem), évolue peu à peu. « Et la plupart des nouveaux cinéastes qui arrivent ont envie de rompre avec l’esthétique minimaliste qui colle trop au cinéma d’auteur », explique Emre Yeksan.
Certes la renommée de Nuri Bilge Ceylan, Zeki Demirkubuz, Semih Kaplanoğlu, Yeşim Ustaoğlu, Reha Erdem, Derviş Zaim et d’autres a contribué à cette avancée. Mais, phénomène plus récent, on note aussi l’apparition de films « intermédiaires », capables de miser sur le tableau commercial tout en abordant des sujets très sérieux. « Ceylan a eu un rôle décisif, mais il n’est pas seul, explique Ahmet Boyacıoğlu : un cinéaste comme Çağan Irmak a tout changé en réalisant My Father and My Son, un mélodrame qui a fait 4 millions d’entrées en 2005. C’est à ce moment que tout le monde s’est mis à vouloir faire des films. » De fait, il est aujourd’hui possible pour un film d’art et d’essai intermédiaire d’espérer réaliser des scores impensables il y a encore peu, à l’image d’Autumn d’Özcan Alper, qui a attiré plus de 140 000 spectateurs en salles.
Reste un conflit permanent entre les réalisateurs de blockbusters et cette batailleuse nouvelle génération de cinéastes et de producteurs indépendants. « Ils reprochent au cinéma d’auteur d’être aidé sans rien rapporter à l’État », explique Mehmet Çam. En face, Mustafa Altıoklar, réalisateur du premier « hit » du cinéma commercial turc en 1996 (Istanbul Beneath My Wings, 500 000 entrées), fanfaronne : « Les films de Ceylan, je peux en réaliser un toutes les semaines. » Dans ce dialogue de sourds, la solution passerait par un renforcement du corps indépendant via une plateforme d’envergure. « Les manques sont multiples, explique Yamaç Okur, jeune producteur (Summer Book, 2007) : manque de lobbying, manque d’une plateforme qui permettrait de solidariser les réseaux déjà noués, manque de culture nationale cinéphile aussi… Mais nous sommes de plus en plus des producteurs à l’européenne, et non plus de simples producteurs-investisseurs comme dans les années 1990. » Une chose est sûre : fourbissant leurs armes, les jeunes turcs de la génération post-Ceylan ont bien l’intention de conquérir à leur tour leur petit coin de paradis.
> Photo accueil : Des temps et des vents de Reha Erdem (Pretty Pictures)
L’absence de modèles de production stables est une première explication. Si les films à gros potentiel commercial bénéficient d’une économie presque exclusivement privée (vedettes venues de la télé, sponsors, investisseurs), les films à visée plus artistique (équivalant en gros à notre label « Art et Essai ») se replient en grande partie sur la coproduction et sur les fonds indépendants (Hubert Bals, World Cinema Fund…). « Dans mon cas, la coproduction est vitale et indispensable, explique Reha Erdem, elle permet aux films de trouver les moyens de distribution internationaux qui les font vivre. » Dans ce cadre, le fonds de soutien Eurimages du Conseil de l’Europe, aide à la coproduction, à la distribution et aux salles (20 000 000 d’euros pour 57 films pour la partie coproduction en 2008), fut longtemps décisif pour le cinéma turc, dont 86 films ont été soutenus depuis 1990.
Mais depuis 2005, la création d’un « Bureau général du cinéma et des droits d’auteur » au sein du ministère de la Culture et du Tourisme a quelque peu changé la donne. Accompagnant le « boom » de la production nationale commencé au début des années 2000 (50 films distribués en 2008 alors qu’ils étaient moins de quinze en 2002), ce bureau est un premier pas : aide à la production (avec une moyenne de 150 000 euros par film pouvant monter jusqu’à 250 000 euros), quota pour les premiers films, soutien au développement et à la postproduction dessinent un semblant de modèle qui bénéficie à une trentaine de films par an. Pourtant la situation demeure fragile : « Malgré cet effort, le soutien de l’État n’a pas ouvert le chemin à une politique culturelle stable et multidimensionnelle. Les jeunes cinéastes indépendants doivent toujours s’en remettre à des initiatives individuelles », explique le cinéaste Derviş Zaim. Surtout, le statut de ce bureau lié au gouvernement demeure ambigu. « Ça rend tout très politique. Et comme les responsables sont des bureaucrates faisant plusieurs choses en même temps, le cinéma reste secondaire », note le jeune producteur Emre Yeksan.
Un jeune cinéma turc indépendant s’épanouit néanmoins, rompu aux tournages- guérilla et aux modes de financement aussi complexes qu’aléatoires. « Il y a trois solutions pour faire des films en Turquie, explique Ahmet Boyacıoğlu, secrétaire général de Festival on Wheels. Soit vous êtes un businessman, vous avez un million d’euros et vous réalisez une comédie stupide qui vous en rapporte cinq. Soit vous êtes un producteur ambitieux, prêt à mettre de votre poche, vous cherchez l’aide du ministère, du fonds Eurimages et vous tentez le coup. Soit vous n’avez rien, vous prenez une caméra digitale et vous vous lancez en espérant vous faire remarquer dans un festival. » Cette impression du « tout est possible » tient au fait que le cinéma turc repose sur une économie assez légère. « Avec 150 millions d’euros de recettes pour l’année 2008, nous n’atteignons pas la moitié du chiffre d’affaires des confiseries en France, rappelle le producteur Mehmet Çam. Le budget moyen d’un film tourne autour de 700 000 euros. « Nous avons d’excellents équipements techniques et les coûts sont moins élevés qu’en Europe, renchérit Reha Erdem. Notre système de production est très instable, mais paradoxalement, c’est peut être aussi notre richesse. »
« Le problème vient moins de l’argent que des manques au niveau de la production », explique Aslı Özge, jeune réalisatrice de Men on the Bridge, qui a triomphé au dernier Festival international d’Istanbul. Le flou et la flexibilité des méthodes de production a au moins le mérite de redoubler les énergies. Men on the Bridge s’est mué de documentaire en fiction en cours de route et a pu être produit grâce à un montage remarqué de dix minutes qui a enclenché une suite de réactions en chaîne ; Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti, auteurs du très beau court métrage multiprimé Ata, préparent un film produit entre pas moins de quatre pays : la Turquie, l’Allemagne, la France et… le Pakistan. Quant à Hüseyin Karabey, il a pu réaliser My Marlon and Brando, un des fleurons du jeune cinéma indépendant, en misant tout sur la période d’écriture avant de se jeter à l’eau : « Je n’avais réalisé que des documentaires, c’était le seul moyen pour attirer l’attention. J’ai obtenu plusieurs fonds pour le développement grâce à cette longue préparation. Une fois que j’ai obtenu la moitié du budget, je me suis lancé en espérant obtenir le reste en cours de tournage. »
Dans ce système très libéral, il est quasiment impossible de compter sur les télévisions, les préventes ne concernant que les films commerciaux. « La chaîne publique TRT et la chaîne privée Kanal D ont commencé à acheter des films plus “artistiques” récemment, nuance Emre Yeksan, mais les effets de la crise les ont stoppées dans leur élan. » La distribution, avec environ 1 500 écrans disponibles (fortement concentrés sur Istanbul), bouge elle aussi doucement. Chantier Film, une compagnie habituée à distribuer des films d’art et d’essai européens, a distribué son premier film turc avec My Marlon and Brando récemment. Et le public suit : lors du dernier festival d’Istanbul, tous les films d’art et d’essai ont fait salle comble. Leur image, longtemps résumée à « des films faits pour les étrangers » (Reha Erdem), évolue peu à peu. « Et la plupart des nouveaux cinéastes qui arrivent ont envie de rompre avec l’esthétique minimaliste qui colle trop au cinéma d’auteur », explique Emre Yeksan.
Certes la renommée de Nuri Bilge Ceylan, Zeki Demirkubuz, Semih Kaplanoğlu, Yeşim Ustaoğlu, Reha Erdem, Derviş Zaim et d’autres a contribué à cette avancée. Mais, phénomène plus récent, on note aussi l’apparition de films « intermédiaires », capables de miser sur le tableau commercial tout en abordant des sujets très sérieux. « Ceylan a eu un rôle décisif, mais il n’est pas seul, explique Ahmet Boyacıoğlu : un cinéaste comme Çağan Irmak a tout changé en réalisant My Father and My Son, un mélodrame qui a fait 4 millions d’entrées en 2005. C’est à ce moment que tout le monde s’est mis à vouloir faire des films. » De fait, il est aujourd’hui possible pour un film d’art et d’essai intermédiaire d’espérer réaliser des scores impensables il y a encore peu, à l’image d’Autumn d’Özcan Alper, qui a attiré plus de 140 000 spectateurs en salles.
Reste un conflit permanent entre les réalisateurs de blockbusters et cette batailleuse nouvelle génération de cinéastes et de producteurs indépendants. « Ils reprochent au cinéma d’auteur d’être aidé sans rien rapporter à l’État », explique Mehmet Çam. En face, Mustafa Altıoklar, réalisateur du premier « hit » du cinéma commercial turc en 1996 (Istanbul Beneath My Wings, 500 000 entrées), fanfaronne : « Les films de Ceylan, je peux en réaliser un toutes les semaines. » Dans ce dialogue de sourds, la solution passerait par un renforcement du corps indépendant via une plateforme d’envergure. « Les manques sont multiples, explique Yamaç Okur, jeune producteur (Summer Book, 2007) : manque de lobbying, manque d’une plateforme qui permettrait de solidariser les réseaux déjà noués, manque de culture nationale cinéphile aussi… Mais nous sommes de plus en plus des producteurs à l’européenne, et non plus de simples producteurs-investisseurs comme dans les années 1990. » Une chose est sûre : fourbissant leurs armes, les jeunes turcs de la génération post-Ceylan ont bien l’intention de conquérir à leur tour leur petit coin de paradis.
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