Monday, April 28, 2008

Critique | "Yumurta" LE MONDE

Critique
"Yumurta" : après la mort de la mère, parcours élégiaque vers la sérénité
LE MONDE | 22.04.08

Il y a d'abord ce plan d'une vieille femme qui marche dans une brume de campagne, sur fond sonore d'aboiements de chien, de chants d'oiseau. Elle sort du champ, définitivement. Et voilà maintenant Yusuf, libraire à Istanbul, poète. Voilà des informations distillées au fil d'images apparemment anodines, mais qui recèlent un sens caché : la voiture de Yusuf dans un long tunnel qui débouche sur la lumière, Yusuf assis près d'un corps recouvert d'un linceul, Yusuf devant une tombe et suivi comme son ombre par un petit garçon, Yusuf couché dans une forêt et réveillé par une nuée d'oiseaux.

L'avis du "Monde"

EXCELLENT

Bel exposé, au lyrisme discret et aux visions psychanalytiques, de ce que vient de vivre le héros, la mort de sa mère, son enterrement dans le village natal de Yusuf, un défilé d'émotions, chaos de sensations, qui le ramènent à sa petite enfance, remontent le temps, mélangent vie et songes.

Yusuf n'a de cesse de repartir au plus vite. Mais il y a quelque chose qui le retient, ou plutôt quelqu'un, qui l'aide à s'accomplir et à honorer le voeu de la défunte, quelqu'un qui le réconcilie avec ses souvenirs et lui ouvre les portes de l'avenir. Une jeune cousine, Ayla, dévouée à la mère dans ses derniers instants, garante de la tradition et de la survivance spirituelle des morts, humble servante, fille pure et désirable.

UN ÉTRANGE COMA

Humblement, comme dans un film d'Ozu ou de Satyajit Ray, Yumurta égrène de petits gestes anodins et isole des objets qui ont valeur de symbole. Une fleur plantée dans un pot un jour d'enterrement, un bol de lait, une brosse à dents, un pilier de bois en forme de crucifix, un puits envahi d'herbes, cet oeuf qui donne son titre au film et dont on guette l'apparition, signe du lien avec la mère, tardivement assumé.

Car Yusuf l'athée va mettre du temps à ressentir et à extérioriser son chagrin. Il faudra qu'Ayla insiste pour qu'il accomplisse le rite promis par sa mère avant de mourir : sacrifier un bélier dans la montagne. Il faudra cet étrange coma dans la cour du notaire et l'irrationnel écho d'une prière des obsèques, l'odeur d'un oignon, un cauchemar, des rencontres avec des fantômes du passé, l'exorcisme d'une déception amoureuse, et la découverte, au fil des heures et des jours, qu'Ayla est la discrète messagère de sa sérénité.

La nuque d'Ayla brûlant des feuilles mortes, une couleur de tricot, une panne d'électricité, un chant du coq : Semih Kaplanoglu ne cesse d'égrener des symptômes, de faire parler l'inconscient par le déroulement des gestes quotidiens, le départ sans cesse différé de Yusuf, le taciturne. Le cinéaste compose des cadres amples, des plans rigoureux, un rythme lent et harmonieux, pour épier ce qu'il y a d'admirable chez un homme ou une femme : la dignité, la fidélité, la grandeur d'âme, le regard, la patience, le doute et le tourment aussi.

La vieille amnésique qui, voyant Yusuf et Ayla ensemble, les prend pour de jeunes mariés, ne se trompe pas de beaucoup. Il y a quelque chose qui va illuminer ce couple, à tout jamais, quand la poule aura pondu. Semih Kaplanoglu maîtrise parfaitement son style élégiaque, limpide et poétique, ténébreux et radieux. Dans l'ombre de Nuri Bilge Ceylan, la Turquie vient de se découvrir un grand cinéaste.

Film turc de Semih Kaplanoglu. Avec Nejat Isler, Saadet Isil Aksoy. (1 h 37.)
Jean-Luc Douin

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